La création d&rsquo Hernani le 25  février 1830 est une date majeure de l&rsquo histoire théâtrale du xixe siècle. Avec la «   bataille  » qu&rsquo elle suscita, la pièce fait par excellence figure d&rsquo événement littéraire. Ce n&rsquo était certes pas la première fois qu&rsquo une œuvre provoquait tant de remous. Au xviie siècle, Le Cid de Corneille (1637) fut à l&rsquo origine d&rsquo une «   querelle  » opposant gardiens de la tradition et partisans d&rsquo une plus grande liberté, obligeant même la jeune Académie Française à intervenir dans le débat. Au xviiie siècle, dans le domaine musical, éclata en 1752 une «   querelle des Bouffons  » dressant les partisans de la nouvelle musique italienne contre les défenseurs de la musique française. Les esprits furent «   plus échauffés que s&rsquo il se fût agi d&rsquo une affaire d&rsquo État1  » . De telles «   batailles  » restent toutefois peu fréquentes  : elles se produisent une ou deux fois par siècle et constituent des événements. Quelles sont les conditions de leur naissance  ? Quelles ruptures introduisent-ils  ? Comment passe-t-on du ressenti à l&rsquo écriture  ? Quel regard enfin porte-t-on sur eux  ? Ce sont toutes ces questions qu&rsquo il convient d&rsquo examiner.
LES CONDITIONS DE SA NAISSANCE
  Un «   événement littéraire  » ne naît pas par hasard  : il doit bénéficier d&rsquo un retentissement médiatique. C&rsquo est une condition nécessaire, mais insuffisante, dans la mesure où il s&rsquo accompagne de divers conflits.
  Le retentissement médiatique  :   une condition nécessaire&hellip
Hernani fut sans conteste l&rsquo événement de la saison théâtrale 1829-1830. Tout le monde ou presque en parla. Pendant plusieurs semaines, les spectateurs vinrent nombreux manifester leur admiration ou leur désapprobation. Et ils le firent bruyamment  ! Les journaux en rendirent régulièrement compte. C&rsquo était un sujet de conversation dans les salons mondains, et d&rsquo inquiétude dans les milieux du pouvoir. Preuve de son succès, des parodies circulèrent très vite. Il n&rsquo y a pas d&rsquo événement littéraire silencieux.
  &hellip mais une condition insuffisante
  Si l&rsquo écho médiatique est une condition nécessaire, il n&rsquo en est pas toutefois la condition suffisante. Une œuvre (un roman, une poésie, une pièce de théâtre) peut scandaliser, faire en conséquence parler d&rsquo elle, sans qu&rsquo il s&rsquo agisse pour autant d&rsquo un événement marquant, qui mérite de rester dans les annales. Il ne s&rsquo agit pas davantage du lancement ou de la fabrication d&rsquo un «   best-seller  » , qui relève d&rsquo un «   coup  » éditorial et pas nécessairement de la littérature.
  Des conflits sous-jacents
  Autant dans la pièce que dans la salle de la Comédie-Française et à l&rsquo extérieur de celle-ci, Hernani déclencha et aviva une série d&rsquo affrontements, qui n&rsquo étaient pas tous littéraires.
  &bull   Un conflit générationnel. Comme dans la pièce où s&rsquo opposent deux générations (celle de don Ruy Gomez et celle d&rsquo Hernani), les partisans d&rsquo Hugo étaient plutôt jeunes. Lui-même n&rsquo a que 28 ans  Gérard de Nerval, futur poète des Filles du feu et des Chimères (1854) en a 20  Théophile Gautier, le plus ardent de tous, 19  avec ses 30 ans, le peintre Delacroix fait presque figure d&rsquo ancien.
  Née trop tard pour avoir vécu la Révolution ou participé à l&rsquo épopée napoléonienne, cette jeune génération, déçue par la Restauration, aspirait à quelque chose de nouveau et d&rsquo enthousiasmant. Ses adversaires se recrutaient plutôt dans les générations plus âgées, plus préoccupés de maintenir ou de retrouver leurs privilèges. Tout ce qui bouleversait l&rsquo ordre établi ne pouvait que les choquer.
  &bull   Un conflit politique. Aussi ce premier conflit déborde-t-il sur un autre, très politique. La censure dont Marion Delorme fut victime et dont Hernani eut à souffrir est par essence un acte politique. Décision du pouvoir, elle est à son service. Hugo ne s&rsquo y trompait d&rsquo ailleurs pas quand il écrivait le 5  janvier 1830 au ministre de l&rsquo Intérieur  : «   La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique  » . En outre, sa pièce ne ménage guère le système de la monarchie héréditaire pour sembler lui préférer un système électif. Les «   ultras  » et même les monarchistes modérés ne pouvaient qu&rsquo être furieux. Bien qu&rsquo il n&rsquo en fût qu&rsquo au début de sa carrière, le dramaturge Hugo était politiquement suspect.
LA CRÉATION D&rsquo UNE RUPTURE
  En tant qu&rsquo événement littéraire, Hernani opère une révolution dramaturgique, d&rsquo autant plus forte qu&rsquo elle est facile à mémoriser.
  Une révolution dramaturgique&hellip
Hernani rompt avec éclat avec la tragédie classique du xviie   siècle et néoclassique du xviiie siècle, dont il précipite la chute. Sa dramaturgie et son écriture en prennent systématiquement le contrepied. Non qu&rsquo Hugo ne les estime pas (bien au contraire  !), mais parce que leur temps lui semble révolu. Ainsi qu&rsquo il l&rsquo écrit dans la préface de sa pièce  : «   À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre et personnelle et nationale, cette France actuelle, cette France du xixe siècle, à qui Mirabeau2 a fait sa liberté et Napoléon sa puissance.  »
  &hellip facile à mémoriser
  L&rsquo événement fut d&rsquo autant mieux ressenti qu&rsquo il possédait tous les ingrédients propres à marquer les esprits. C&rsquo était une «   bataille  » , un «   scandale  » et une date ronde (1830) qui, sur le plan politique, précédait de quelques semaines la Révolution de 1830, des «   Trois Glorieuses  » (les 27, 28 et 29  juillet). Depuis et jusqu&rsquo à nos jours, dans les manuels d&rsquo histoire littéraire, Hernani et sa «   bataille  » restent l&rsquo acte de naissance du drame romantique, un bulletin de victoire sur le théâtre classique.
DU RESSENTI À L&rsquo ÉCRITURE
  Mais qui décide qu&rsquo un «   fait  » est un «   événement  »   ? Quels en sont les narrateurs et comment le racontent-ils  ?
  Le sentiment de quelque chose d&rsquo important
  La «   bataille  » débuta&hellip avant «   la bataille  » . On en parla avant qu&rsquo elle eût commencé. Chaque camp s&rsquo y préparait. Selon sa fille, Hugo tient à sa «   claque  » des propos dignes d&rsquo un chef militaire  : «   La bataille qui va s&rsquo engager à Hernani est celle des idées, du progrès. C&rsquo est une lutte en commun. Nous allons combattre cette vieille littérature crénelée, verrouillée3  » . Même en faisant la part de la grandiloquence4 du propos, il reste qu&rsquo Hugo et ses soutiens s&rsquo attendaient à une confrontation musclée, et même l&rsquo espéraient. De son côté, la censure n&rsquo avait autorisé la pièce que pour mieux en précipiter la chute. Chaque camp en appelait à l&rsquo opinion publique.
  Les narrateurs de la «   bataille d&rsquo Hernani  »
  Littéraire ou non, tout «   événement  » possède ses rapporteurs. Autrement dit, qui en parle  ? Dans le cas d&rsquo Hernani, quel camp en assume la relation  ? La censure n&rsquo a pas pour habitude de se répandre en livres et pamphlets. Quand elle mène campagne, c&rsquo est en sous-main. Seuls les journaux favorables au pouvoir publièrent des articles hostiles, mais brefs et éphémères. Les relations les plus étendues proviennent d&rsquo Hugo et de ses amis, notamment de sa fille Adèle, auteur d&rsquo un Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (1863) et d&rsquo un soutien de la première heure, Théophile Gautier5, auteur d&rsquo une Histoire du romantisme (1874). Plus de quarante ans plus tard, Gautier en conservera encore un souvenir émerveillé  : «   Hernani a été ce que fut Le Cid pour les contemporains de Corneille. Tout ce qui était jeune, vaillant, amoureux, poétique en reçut le souffle6  » . Pour l&rsquo essentiel, l&rsquo événement a été relaté par le camp des «   vainqueurs  » .
  Une écriture épique de l&rsquo événement
  Si tout événement est un fait, il est aussi une écriture. Comment le relate-t-on  ? Sur quel registre  ? Avec quels champs lexicaux  ? Maintes fois racontée, la «   bataille  » le fut presque exclusivement sur le mode épique. À la veille de la deuxième représentation, selon sa fille, Hugo «   rassembla  » ses «   capitaines  »   : «   Cette vaillante jeunesse fut dans la joie de retourner à Hernani, d&rsquo y combattre. Elle était à moitié contente d&rsquo avoir triomphé sans lutte à la première représentation  » . Théophile Gautier recourt à un champ lexical voisin. Les soutiens d&rsquo Hugo ne formaient pas, dit-il, «   un ramassis de truands sordides, [&hellip ] mais bien les chevaliers de l&rsquo avenir, les champions de l&rsquo idée, les défenseurs de l&rsquo art libre  et ils étaient beaux, libres et jeunes  » . Pour son inscription dans la mémoire collective, l&rsquo écriture de l&rsquo événement compte autant que les faits eux-mêmes.
LE REGARD D&rsquo AUJOURD&rsquo HUI SUR L&rsquo «   ÉVÉNEMENT  »
  À près de deux siècles de distance, l&rsquo événement que fut Hernani peut paraître démesuré, excessif. Le regard porté sur lui se modifie et parfois s&rsquo étonne. Peut-être faut-il en repenser la définition.
  Un regard étonné
Hernani méritait-il une telle «   bataille  »   ? À y regarder de plus près en effet, la critique de la tragédie classique n&rsquo avait rien de nouveau en 1830. Bon nombre de griefs adressés à la dramaturgie classique avaient été formulés dès le xviie siècle  : Corneille se plaignait déjà des contraintes des unités de lieu et de temps, qu&rsquo il ne respecta pratiquement jamais. Au xviiie siècle, le drame bourgeois, initié par Diderot, avait reproché à la tragédie classique son caractère désuet, ennuyeux, son soutien à la monarchie et même son immoralisme. Dès 1823, Stendhal avait poursuivi le procès dans son Racine et Shakespeare. Ajoutons enfin que la dernière tragédie vraiment classique datait de 17947  ! Dans ces conditions, Hernani est-il vraiment un «   événement littéraire  »   ?
  Vers une redéfinition de l&rsquo «   événement   littéraire  »
Hernani l&rsquo est en définitive doublement  : parce qu&rsquo il fut vécu comme tel par ses participants, et parce qu&rsquo il reste une date commode dans l&rsquo histoire littéraire. Sa «   bataille  » joue le rôle d&rsquo aide-mémoire  : comme en 1820, les Méditations poétiques de Lamartine sont dans la mémoire collective (et scolaire) l&rsquo acte de naissance du romantisme, comme Un enterrement à Ornans du peintre Courbet marque en 1850 les débuts du réalisme, Hernani marque en 1830 ceux du drame romantique. C&rsquo est commode et utile. Mais c&rsquo est peut-être un peu rapide pour une réflexion plus profondément littéraire.
  Aujourd&rsquo hui, l&rsquo «   événement littéraire  » semble davantage résider dans une écriture radicalement nouvelle, modifiant le regard non seulement sur les œuvres mais sur la manière même de penser le monde  : comme cela fut le cas en poésie avec Baudelaire ou Apollinaire ou, au théâtre, avec la révolution dramaturgique opérée dans les années 1950 par Beckett et Ionesco. C&rsquo est une définition plus exigeante de «   l&rsquo événement littéraire  » qui le plus souvent se constate après coup.
 
 
1. Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur la musique française (1753).
2. Mirabeau (1749-1791) lutta contre la pratique des lettres de cachet (de l&rsquo internement arbitraire), dont il fut lui-même victime  et il participa à la rédaction de la Déclaration des droits de l&rsquo homme et du citoyen (1789).
3. Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (1863).
4. Est grandiloquent ce qui relève de l&rsquo emphase, des déclarations pompeuses.
5. Sur La première d&rsquo Hernani. Avant la bataille (1903) du peintre Albert Besnard, on peut voir Théophile Gautier, reconnaissable au gilet rouge qu&rsquo il portait pour l&rsquo occasion, incitant à huer les bourgeois. Gautier fut le plus enthousiaste des défenseurs d&rsquo Hugo.
6. Théophile Gautier, Histoire du romantisme (1874).
7. Cette dernière tragédie classique, officiellement cataloguée comme telle, est ­ l&rsquo Agamemnon de Lemercier.